Après une première incursion dans l’univers de Philippe Minyana, avec Les Guerriers la saison dernière à La Laiterie, Les Foirades récidivent avec Chambres du même auteur. Un texte dense et intense.
Éclats de vies. Éclats de rire. Mais du plus pur, du plus profond, du plus souverain des rires. Car «le rire pressent la vérité que dénude le déchirement du sommet : que notre volonté de fixer l’être est maudite». (Georges Bataille).
- A deux heures de train de Strasbourg sur la ligne qui mène à Lyon, il y un agglomérat de trois villes : Montbéliard, Bethoncourt, Sochaux.
Montbéliard, c’est la ville bourgeoise avec son château ses magasins, sa rue piétonne, la rue Cuvier, que les élèves des lycées parcourent inlassablement en des après-midi d’ennui, d’un bout à l’autre: du café Leffe au bar américain «Route 66» où l’on peut boire des margaritas glacées qui sortent d’une machine venue «tout droit d’Amérique». Il y a un clochard qui collectionne les cartes-téléphone au crédit épuisé et un petit restaurant bosniaque tenu par un ancien footballeur de l’équipe de Sarajevo.
Bethoncourt, c’est la banlieue, l’endroit où personne n’ose aller, les tours dont on considère inquiet les minces silhouettes bleues sur les collines au loin, l’immense café maghrébin avec son juke box et son flipper, les gamins qui vous suivent dans la rue, intrigués par l’étranger sur leur territoire, les antennes paraboliques et les retraités avec leurs bergers allemands.
Sochaux. C’est Peugeot et les cafés qui tournent dès cinq heures du matin au rythme des cadences du travail des ouvriers. Les chauffeurs de taxis roulent tous en Peugeot non pas parce que c’est moins cher mais parce que l’usine ne propose pas de course ou de livraison urgente de colis et de documents à celui qui roulerait dans une Renault. Contrairement à d’autres villes, devant les lycées, les élèves ou les petits copains plus âgés ne friment pas en mobylette ou en voiture, parce que quand on a tous la même marque, personne n’est impressionné, et inutile de demander aux parents une moto japonaise ou une Golf …
Dans un des rares pubs qui reste ouvert après minuit on rencontre un animateur social qui carbure à la Guiness. Un chômeur portugais qui déteste tout le monde sauf les romans de science-fiction. Une jeune mère divorcée qui pane de l’lrlande et de son désir d’y retourner. Parce que c’est le seul lieu où elle a connu «un certain bonheur», quelques femmes d’un certain âge qui viennent de Belfort (parce que c’est plus discret …), un jeune homme blond et timide qui parle de son fils. De comment il était beau, de comment il était intelligent et curieux des êtres et des fleurs et de ce qu’il aurait pu devenir si sa mère. Un jour, ne l’avait pas étouffé avec un oreiller …
Ce sont ces êtres ou leurs semblables « qui ont, à coup sûr inspirés Philippe Minyena pour Chambres.
Il y a Kas qui vient prendre en photo le matelas Sur lequel son frère Boris s’est laissé mourir dans ce hangar entre l’église et les bâtiments Peugeot
Il y a Elisabeth qui rêve de devenir miss mais qui sait qu’elle part avec un fort handicap parce que les miss américaines. miss Minnesata en particulier, ont des poitrines beaucoup plus fortes que les miss françaises.
Il y a Arlette qui est femme de ménage à .l’Hôtel des Vosges, à Sochaux, à laquelle on a enlevé son premier enfant, le petit Davidovitch, parce qu’on lui reprochait son développement psychomoteur et son enfance à elle. Alors, lorsqu’elle a eu un deuxième enfant d’un représentant de commerce qui la laisse en rade à la gare de Lyon …
Il y a Suzelle qui parle de ses vacances en Espagne en caressant la nappe brodée ramenée de là-bas, et de cette fille qui s’appelle Colette ou Juanita.
Et il y a Lita qui parle du sexe de José et de la mirabelle de Villersexel, Latifa qui parle du centre de loisir de Sochaux et de la mort de sa mère dont on dit que c’est une voleuse, et Anne-Laure qui parle du dos d’André, ce dos si beau qui lui a fait une petite mollesse dans les genoux et avec lequel tout a commencé.
Minyanas, originaire de la région de Sochaux, connait bien les lieux et les êtres dont il parle, mais son propos va plus loin qu’une simple description de cas sociaux. «On se dit, écrit Noëlle Renaude, dans sa Préface à Chambres, que ces gens là approchent plus du monstre mythologique que de l’humain répertorié (…) Expulsant comme en une diarrhée trop longtemps contenue les tronçons de leur vie (..). Ils sont exclusivement ce qu’ils émettent et ce qu’ils émettent c’est de la parole en fusion … ».
C’est cette approche que Pascale Spengler a voulu privilégier dans sa mise en scène. «Un comédien entre en scène, dit ce qu’il a dire, et quitte la scène. Le théâtre, dit-elle, c’est aussi simple que cela. Nul besoin de lourde scénographie ou de dispositifs sophistiqués: rien qu’une prise de parole nécessaire, vitale, dans un espace vide».
Imaginons qu’à ces êtres, un jour, on donne la parole: qu’on leur propose de raconter leur histoire … Ils ont un temps limité pour se dire et ont mis leurs plus beaux habits. Ils viennent sur scène devant vous «tout habillés de lumière» et commencent à parler, d’une parole pléthorique et désespérée, d’une parole qui cherche à dire l’essentiel dans l’impossibilité pourtant de le saisir. Dépassés fondamentalement par le fait même d’être au monde, incapables de comprendre et de dire, le monde extérieur les dépasse constamment
Aussi, ne peuvent-ils que cultiver l’introspection â vide et le déballage effréné où ils ne cessent de tourner en rond, sans trouver d’autre issue que le meurtre, le suicide, l’infanticide, non pas par choix, mais comme par une conséquence de leur logorrhée verbale au moment où les mots, soudain, commencent à faire défaut où la parole s’éteint pour de bon, comme on coupe brutalement le courant ne le leur laissant dans la soudaine obscurité que l’ultime issue du passage à l’acte ; et parfois même pas cela.
Sous, l’éclatant soleil de la vérité grecque, le héros tragique luttait contre la Moira (la Destinée) et les dieux. Sur le sol désolé de la tragédie contemporaine, le sublime côtoie le dérisoire. «Médée et Iphigénie, signale Pascale Spengler, se rappellent à nous dans les rubriques faits-divers des journaux quotidiens». Chambres, en ce sens, est véritablement une tragédie contemporaine, sublime et dérisoire y résonne, comme en un écho lointain, te rire souverain des dieux absents.
Dimitri Wagner mars 1997