Sommaire
Le passé et l’avenir, les deux repères de l’imaginaire
« Une Mémoire pour l’oubli : le récit d’une journée d’août 1982 »
Le bouleversement des repères
Se souvenir pour oublier
Beyrouth, l’imaginaire d’une ville
Beyrouth, lieu de mémoires
Beyrouth, lieu d’histoires
Beyrouth, lieu de paroles
Beyrouth, lieu de fictions
Texte intégral
Le passé et l’avenir, les deux repères de l’imaginaire
Cette intervention traite d’imaginaire plutôt que d’imagination afin de mettre l’accent sur une dimension collective l’espace et de sa représentation, cc qui me paraît particulièrement important par rapport au sujet que je souhaite traiter en évoquant le livre de Mahmoud Darwich, « Une mémoire pour l’oubli(2) ». Parler d’espace imaginaire plutôt que d’espace imaginé par exemple, consiste en effet, à poser la question des différentes manières dont une communauté peut penser un espace, se représenter ou encore s’imaginer un espace.
Pour évoquer cette idée, la langue française dispose en particulier de deux mots, tous deux d’origine latine. On a d’un côté imago -qui a donné image, imaginer … -et de l’autre representare -représenter et ses dérivés. L’une et l’autre de ces familles de mots ouvrent des pistes de réflexion intéressantes.
S’imaginer un lieu, c’est d’une certaine manière le comparer, le mettre en relation avec d’autres images. Cela peut être aussi le désir de se construire un lieu idéal et, pour une collectivité, la volonté de construire une cité idéale (al-madîna al fâdila) à la manière des islamistes algériens, dont on nous a parlé, qui ont prétendu instituer, sur une place d’Alger, une sorte d’utopie politique.
Representare renverrait plutôt à l’idée de remémorer, replacer dans yeux l’esprit. dans les « sens la pensée(3) » pour reprendre une image qu’utilise Mahmoud Darwich dans le texte que je commenterai, c’est-à-dire dans l’expérience concrète de la pensée. Cette seconde manière d’appréhender l’imaginaire d’un lieu est associée au travail de la mémoire, au travail sur la mémoire, un travail qui n’est pas sans rapport avec les monographies historiques sur villages palestiniens qui nous ont été présentées.
Les deux termes imago ou representare évoquent par conséquent deux axes, deux constituants de l’imaginaire, projections qui peuvent utiliser davantage l’espace ou temps. Ces deux constituants sont présents dans livre « Une Mémoire pour l’oubli ». On y trouve des allusions à la cité des utopies, la cité idéale qui est peut être davantage l’expression d’un projet politique, dans tous les sens du terme, un projet politique qui concerne l’avenir de la terre palestinienne et du peuple qui vit sur cette terre. Mais on a surtout une thématique davantage située dans le passé, liée au pays perdu et à la cité perdue (Haïfa, la ville de l’enfance. mais aussi Beyrouth au terme l’invasion israélienne).
« Une Mémoire pour l’oubli : le récit d’une journée d’août 1982 »
Avant de montrer comment ces deux axes se retrouvent dans le texte de Darwich. il peut être utile de présenter brièvement le récit dont je vais parler : « Une Mémoire pour l’oubli » évoque essentiellement le siège de Beyrouth durant l’été 1982, lors de l’invasion du Liban. Après avoir franchi la frontière le 6 juin, les forces israéliennes remontent vers Beyrouth sans rencontrer: beaucoup de résistance. Elles sont néanmoins bloquées après quelques jours de combats à l’entrée de Beyrouth-Ouest, devant laquelle elles mettent alors le siège. La résistance « palestino-progressiste » comme on disait à l’époque c’est-à-dire la résistance des Palestiniens et d’un certain nombre de Libanais les empêche de conquérir cette partie de ville jusqu’aux premiers jours du mois de septembre, jusqu’à ce que les troupes palestiniennes s’embarquent. sous protection internationale (entre le 22 août et le 3 septembre). Ce départ sera suivi, quelques jours plus tard, par les massacres de Sabra et de Chatila (16-18 septembre).
Le départ des Palestiniens met fin à une période étonnante par rapport à l’histoire de Beyrouth, une période marquée en particulier par une présence politique palestinienne clairement affichée. Naturellement, il y a toujours eu des Palestiniens à Beyrouth et au Liban, depuis la nuit des temps même si l’on veut, et plus précisément depuis 1948 et l’exil forcé de nombreux Palestiniens chassés par la guerre qui se solde par l’établissement de l’État israélien. Mais cette présence est davantage perceptible, notamment politiquement, à partir des années 1970, après les événements de «Septembre noir» en Jordanie, plus encore après le déclenchement de ce qu’on a appelé la guerre civile libanaise.
Le mois de septembre 1982, pour celui qui a écrit ce texte comme pour bien d’autres, marque par conséquent la fin de cette période où physiquement, l’affirmation d’une force politique palestinienne, à Beyrouth, est effacée, est forcée à l’exil, à disparaître de la ville en s’embarquant sur la mer.
Par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Darwich, Une Mémoire pour l’oubli marque une étape importante. Naturellement, Mahmoud Darwich est d’abord connu comme poète, même s’il a écrit un certain nombre de textes en prose. Rétrospectivement, on se rend compte que texte écrit en 1987 confirme un choix d’écriture, celui de la poésie, mais qu’il annonce également un tournant poétique. D’une certaine manière, la figure du poète militant qu’a pu incarner Darwich à certains moments de son œuvre, surtout à ses débuts, va progressivement disparaître au profit d’une autre, liée à une conception de l’œuvre poétique beaucoup plus universelle.
Une Mémoire pour l’oubli, texte de taille ordinaire (environ 250 pages), offre le récit d’une journée d’août 1982, journée qui n’est pas précisée mais qui se situe vers le milieu du mois(4), au plus fort des bombardements qui accompagnent le siège de la ville par les forces israéliennes. Ce récit a été publié à Beyrouth en 1987 et l’édition originale porte le titre «Une Mémoire pour l’oubli » (Dhâkira lil-nisyân), suivi d’un sous-titre que l’on peut traduire. mot-à-mot, ainsi: « le temps, Beyrouth; le lieu, une journée du mois d’aôut » (al-zamân, bayrût, al-makân, yawm, min ayyâm âb 1982).
Le bouleversement des repères
Cet étrange sous-titre est une des premières questions qui peuvent se poser à la lecture de ce texte. Pourquoi avoir choisi un tel sous-titre? Pourquoi également, comme titre principal, cette expression apparemment contradictoire: une mémoire pour l’oubli ? .Certes, on retrouve les deux axes précédemment mentionnés à propos des mots imago et representare, mais ces deux repères traditionnels de la mémoire que sont le temps et l’espace sont comme inversés.
Sur la page de titre, le poète a donc choisi d’afficher ce bouleversement. A défaut de certitudes quant aux raisons de ce choix -raisons qui relèvent de l’expérience littéraire propre à l’auteur -, il demeure permis d’observer comment cette opération a été rendue possible. Cette inversion, ce bouleversement des repères, est bien sûr lié au caractère extraordinaire, au sens strict du terme, des événements de cette journée d’août 1982. A plus d’une reprise, Darwich revient sur cet aspect. Il explique en particulier comment l’OLP n’avait pas intégré dans ses calculs politiques la possibilité d’un événement aussi inouï que celui de l’invasion du Liban et du siège de Beyrouth.
Le choix de cet étrange sous-titre fait partie des procédés qu’utilise Darwich pour traduire, littérairement, cet événement extraordinaire qui bouleverse la logique des choses. Et les premières pages du texte poursuivent cette tentative pour «mettre en mots » ce renversement des repères. Prisonnier dans son appartement, au matin de cette journée d’août 1982, le poète ne peut que constater comment les lieux de la paix, les lieux où le danger n’existe pas en théorie (tout particulièrement le ciel et la mer), sont devenus précisément, avec le siège de Beyrouth, les lieux du plus grand des dangers, les lieux de la mort. On bombarde les habitants de Beyrouth depuis le ciel et on les bombarde depuis la mer. Les espaces privilégiés -appartements aux larges baies vitrées ouvrant sur l’espace ou sur le large – sont devenus les lieux les plus exposés et les plus dangereux.
Les traces de ce cataclysme qui efface tous les repères connus sont innombrables. Ainsi, les refuges, les abris, peuvent transformer en source de danger lorsque les murs protecteurs deviennent prison pour les survivants. Le haut et le bas, autres repères fondamentaux, n’existent plus dès lors qu’une bombe à implosion peut transformer, en l’espace d’une seconde, la terrasse d’un immeuble de plusieurs étages en simple prolongement du trottoir(5). Inversion encore plus fondamentale par rapport aux règles de la nature et de la vie : les morts, avec la guerre, reviennent au monde, et les vivants sont en réalité des morts. En effet, les bombes israéliennes tombent également sur les cimetières, et font sortir de terre les dépouilles des martyrs tandis que les vivants, terrés dans la ville bombardée, ne sont que des morts en puissance, des corps sans droit à l’existence.
Se souvenir pour oublier
On pourrait ainsi multiplier les exemples qui montreraient comment le récit de Darwich s’efforce d’énoncer le surgissement de significations nouvelles qui naissent de l’inversion radicale des repères normaux. L’ensemble du récit est, en effet, placé sous le signe de ce renversement annoncé dès le titre (et souligné par le sous-titre) : «Une Mémoire pour l’oubli ».
Certes, cette expression va à l’encontre de l’usage ordinaire de ces mots puisque l’oubli est, par définition, l’absence de trace mémorielle. Or Mahmoud Darwich nous parle d’une « mémoire pour l’oubli »; que l’on peut interpréter dans un sens proche de ce que le langage psychanalytique appelle le « travail du deuil », à savoir la nécessité pour un sujet, afin d’en accepter la violence et d’en surmonter les conséquences, d’intégrer, à force de temps, la douleur d’une disparition. Pour oublier la mort, il faut d’abord la penser la faire accéder à la mémoire: tel est ce que l’on peut appeler « une mémoire pour l’oubli ».
Mais il convient de remarquer que la métaphore analytique se redouble, dans cette expérience de l’été 1982, d’une métaphore politique. En effet au moment où les Palestiniens, enfin, « accèdent à la mémoire c’est-à-dire au moment où la communauté internationale finit par reconnaître leur existence – il faut se rappeler qu’on parle en 1982, pour la première fois, d’une guerre israélo-palestinienne et non plus d’un conflit israélo-arabe – cette existence ne leur est accordée que dans la mesure où ils vont disparaître, où ils vont quitter la ville pour gagner d’hypothétiques camps d’accueils dans différents pays arabes. Par rapport à cette situation, l’inversion des repères courants « fait » donc sens : le droit à l’existence des Palestiniens a pour prix leur effacement de la surface de la terre, leur disparition sur l’élément liquide lorsqu’ils s’embarqueront pour l’exil. On ne souvient de l’existence des Palestiniens que pour mieux les oublier.
Beyrouth: l’imaginaire d’une ville
Telle est, à mon sens, une des lectures possibles du récit de Mahmoud Darwich, une lecture à laquelle introduisent le titre du texte et son sous-titre. C’est par rapport à cette interprétation générale que l’on peut s’interroger sur la manière dont est traité l’espace dans ce récit où la capitale libanaise occupe naturellement une place toute particulière. On peut même affirmer que Beyrouth (féminisée en arabe) est, avec le narrateur, le principal personnage du texte, que ce récit est en réalité la narration d’une histoire d’amour entre la ville et le poète, histoire d’amour qui trouve son dénouement dramatique avec les événements de l’été 1982. Beyrouth est ainsi un lieu d’oublis et de mémoires, qui se superposent et s’enchevêtrent. Beyrouth est ainsi habitée par des représentations multiples qui forment, toutes ensembles, ce que J’on peut appeler l’imaginaire de ce lieu particulier.
Beyrouth, lieu de mémoires
Beyrouth est d’abord un lieu de mémoires (au pluriel). On s’aperçoit ainsi qu’un espace donné peut se décomposer en plusieurs espaces qui; « s’emboîtent» les uns dans les autres, qui coexistent, parce qu’ils font référence à des imaginaires différents. Parmi les nombreux exemples qui sont évoqués de manière plus ou moins allusive dans Une Mémoire pour l’oubli, notamment dans une perspective collective, il y a les différentes Beyrouth communautaires, les différentes représentations des communautés réunies par l’histoire au sein d’un même espace physique, celui de la capitale libanaise.
Beyrouth, lieu d’histoires
L’imaginaire d’un espace se compose de lieux qui se superposent. De la même manière, il se traduit par un ensemble de récits qui s’emboîtent et s’enchaînent. Une histoire, un récit -au sens le plus banal du terme -peut se ramifier en une succession d’histoires. Raconter un lieu, traduire en mots l’imaginaire d’une ville comme Beyrouth, consiste alors à nouer ensemble, autant que faire se peut les différents fils des récits possibles.
Pour faire la narration de cette journée d’août 1982, Mahmoud Darwich se sert ainsi d’une mosaïque de fragments, de scènes, de bribes de récits. Cette journée n’est possible à décrire (jusqu’à un certain point d’ailleurs, car c’est le caractère indicible de cette expérience qui a suscité chez l’écrivain le désir d’écriture) qu’en offrant en quelque sorte la somme de différentes histoires. La somme de petites histoires, de récits individuels, permet d’approcher le récit de cette page d’Histoire (avec un grand H) qu’est le siège de Beyrouth par les forces israéliennes durant l’été 1982.
L’imaginaire d’un lieu se compose également de grands récits fondateurs. Et ces récits fondateurs se croisent en un même espace, se rejoignent et se disputent leur enracinement dans un même lieu. A Beyrouth, au Liban, en Palestine les lieux portent la trace (et même les noms, comme le mentionne Darwich dans son texte(8)) de récits historiques, des Croisades, plus encore ceux de la Bible ct des textes sacrés, sources que Darwich utilise en les citant ou en y faisant allusion.
Les histoires des lieux et des peuples de la région, ainsi que les récits qui les énoncent, peu vent s’emboîter, se recouvrir, de partielle ou totale. Dans l’histoire d’un lieu peuvent se lire plusieurs grands récits historiques selon point de vue adopté. L’histoire de Beyrouth est ainsi celle des Libanais, aussi celle des Palestiniens, ou encore celle des Arabes et également une histoire régionale et internationale.
Ces quelques exemples montrent comment peuvent s’articuler, autour de Beyrouth, différents lieux de mémoire, mais aussi différents lieux d’histoire, différents liens d’histoire.
Beyrouth, lieu de paroles
Lieu de mémoires, lieu d’histoires. Beyrouth est encore un lieu de paroles. L’imaginaire de ce lieu qu’est Beyrouth inclut – et est en même temps transformé par ces – récits, ces paroles qui, comme dans Une Mémoire pour l’oubli, cherchent à dire ce qu’est la ville.
De ce point de vue, le texte de Darwich cite toute une gamme de discours, à commencer par ceux d’entre eux qui visent au vrai, discours des politiciens ou des analystes politiques, discours que résument et commentent, parfois d’autres paroles politiques telles que les slogans criés ou écrits sur les murs, les tracts, les chansons politiques, etc.
Également dans la sphère de la parole publique, du côté de la parole livrée pour être partagée et commentée sur la scène publique, on trouve également une seconde famille de discours, celle des intellectuels. A cette période, la capitale libanaise, de par la situation politique qu’elle connaissait était effectivement le lieu où était réunie une bonne partie de la création intellectuelle ou de la réflexion venue y rechercher un espace de plus grande liberté qu’ailleurs dans le monde arabe. Les représentations de Beyrouth, l’imaginaire de ce lieu portent la trace de ces discours, parfois totalement exogènes mais qui ont eu néanmoins pour cadre la ville libanaise.
Dans la sphère du privé, les lieux de paroles sont encore plus nombreux. Une Mémoire pour l’oubli rassemble quelques-unes de ces paroles qu’échangent les habitants de Beyrouth pris au piège de la ville encerclée. Association de micro-territoires, l’immeuble du narrateur est également le point focal de multiples paroles qui traversent les lieux sans être arrêtées par les obstacles physiques (on parle d’un appartement un autre, d’un immeuble à un autre. mais également d’une ville à une autre par la grâce du rêve).
Dans ce magma de paroles qui contribuent à faire modeler l’imaginaire d’un lieu, il y a même une place pour la parole vaine et pour la parole fausse, celle des faux témoins, journalistes et correspondants de presse étrangers à Beyrouth, qui n’en ont pas été les amants.
Beyrouth, comme lieu de représentation, est la somme également de toutes ces paroles, de tous ces récits qui s’imbriquent les uns dans les autres. Beyrouth vécue, recréée, retrouvée par la somme de tous ces récits, de toutes ces quelques représentations auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres qui jouent un rôle dans le texte: souvenirs d’enfance, récits de rêves, hallucinations, etc.
Beyrouth, lieu de fictions
En particulier par rapport à d’autres exemples, tels que les monographies villages palestiniens qui nous ont été présentées, il est important de montrer combien la Beyrouth de Mahmoud Darwich est revendiquée comme un lieu de fictions. La mémoire selon Darwich est une opération qui « rend le réel », mais sur un mode qui expressément, se distingue du réel qui ne prétend pas le copier mais le reconstruire par les artifices des techniques d’écriture. Une Mémoire pour l’oubli se présente en effet, comme la traduction de toutes ces intersections entre les mémoires, les histoires, les paroles… Beyrouth est un lieu de fictions, ce dernier mot étant entendu comme une construction de l’imaginaire.
Le texte de Mahmoud Darwich n’appartient pas au genre poème, mais pas non plus celui du roman ; il relève du récit où sont associées différentes techniques narratives. Le matériau littéraire est ainsi extrêmement composite : poèmes, au sens classique du terme, poèmes en prose, narration classique, dialogues, monologues intérieurs, etc. Darwich introduit également texte des documents déjà existants tels que les chroniques historiques arabes du Moyen Age, des textes appartenant la tradition occidentale (un texte de Cervantès. des passages des Évangiles…), ou encore des passages de ses propres articles publiés dans la revue littéraire Al-Karmel. Il fait alterner différentes modalités d’énonciation –« il » « je » « nous » différentes temporalités, pour mener un récit qui se veut précisément comme un récit composite, comme la somme de micro-récits, la conjugaison de ces différents imaginaires de Beyrouth saisis sous différents aspects qui viennent d’être évoqués.
Beyrouth, dans le texte de Darwich, est donc un récit multiple. Ni poème. ni roman, la capitale libanaise, avec son imaginaire propre, ne peut approchée que par une construction de fictions. Beyrouth est un lieu d’expression pour de multiples vérités qui se superposent et s’assemblent pour lutter contre la menace d’effacement et d’anéantissement que font peser, et le siège de la ville par les forces israéliennes, et la certitude de l’inévitable exode de la résistance palestinienne.
Car il convient de se souvenir des enjeux politiques de l’anéantissement de la Résistance palestinienne, voire de son chef(9)
Beyrouth est, en effet l’enjeu d’un combat et l’écriture d’Une Mémoire pour l’oubli, est aussi une lutte pour la préservation certaine mémoire, de certains lieux d’un certain imaginaire, contre ceux qui veulent les Israéliens naturellement, mais aussi, pour l’écrivain d’Une Mémoire pour l’oubli, les régimes arabes incapables de prêter secours aux assiégés.
Au terme de quelques remarques à propos d’Une Mémoire pour l’oubli et de la manière dont ce texte permet de s’interroger les rapports entre spatialité et imaginaire, il peut être utile de s’arrêter brièvement sur deux points.
Par rapport à tout ce qui a été dit dans différents débats au cours de la table-ronde, il convient de remarquer combien les références religieuses interviennent, dans ce texte de Mahmoud Darwich écrit vers la fin des années 1980, dans un contexte particulier. On trouve des références religieuses, certes, mais elles ne sont pas restreintes à une seule religion. Des références appartenant à l’ensemble des religions révélées (islam, judaïsme, christianisme) apparaissent dans ce récit, en particulier à travers des citations de textes comme le Cantique des Cantiques. Mais surtout, il est évident qu’il n’y a pas d’utilisation du discours religieux, et du discours islamique en particulier, en tant que discours fondateur, au contraire de ce que l’on observe si fréquemment dans le monde arabe aujourd’hui.
En second lieu, il est manifeste que la « vraie » Beyrouth pour l’écrivain qu’est Mahmoud Darwich n’est pas la ville telle qu’elle existe dans son apparente immédiateté. Le lien entre espace et imaginaire n’est pas un lien de réalité. Un espace comme celui de la ville de Beyrouth n’est pas donné une fois pour toutes. C’est l’imaginaire, ou plutôt c’est la somme des imaginaires possibles, qui donne consistance à un espace dont la présence, les frontières imaginaires, ne peuvent qu’être approchées, rendues seulement davantage perceptibles.
En conclusion et à la lumière de ce qui vient d’être dit, peut-être pouvons-nous risquer une dernière interprétation du titre de ce livre. Choisir une expression telle qu’Une Mémoire l’oubli, c’est explicitement signifier au lecteur qu’il faut se souvenir pour oublier, que la mémoire précède l’oubli, l’effacement. Cc constat vaut pour cette « capitale de l’espoir arabe » que fut Beyrouth à cette époque, selon les mots de Mahmoud Darwich, mais on peut demander si la formule ne s’applique pas à l’ensemble de la question palestinienne, surtout si l’on a présent à l’esprit les récentes prises de positions du poète qui a choisi de démissionner du Conseil national palestinien au moment des accords signés entre Rabin et Arafat en 1993.
Pour expliquer son geste, Darwich a précisé qu’il avait pris cette décision parce qu’il ne souhaitait pas, en tant que membre du Comité national palestinien, donner son aval aux accords «Jéricho-Gaza». Ces accords comportent en effet, un risque d’oubli, le risque que Palestiniens à l’image de ce qui s’est passé lors du siège de Beyrouth en 1982, ne se voient reconnaître un droit à l’existence qu’à condition de disparaître, de quitter les lieux, d’abandonner leur prétention à posséder un lieu, même imaginaire, pour être voués à n’être plus que d’éternels exilés.
Université Lumière-Lyon 2
(1) Texte repris et modifié à partir de la transcription des enregistrements effectués lors du Colloque.
(2) Il existe deux editions arabes de ce texte: Dhâkira li-l-nisvân, Beyrouth. Al-musscsa al-wa-l-uaslir et Casablanca, Dôr Tûbqâ], traduction française par Farouk ‘vIardam-Bey et l’auteur de ces lignes. Actes Sud. Arles. -Septemhre 1994
(3) Parmi les pages plus célèbres de ce récit. l’éloge du café qui ouvre le texte : celle boisson y est présentée comme un élément à proprement parler vital pour l’écriture et la création. comme un de ses constituants à part entière ( cf.p. 7 et sq.de l’édition marocaine).
(4) Différentes notations permettent d’avancer une date plus précise. Le récit de celte journée se situe entre le 6 août, anniversaire du bombardement d’Hiroshima (6 août 1945) et l’acceptation les différentes parties du plan Habib prévoyant le départ des forces palestiniennes (18-19 août 1982).
(5) Allusion la destruction totale d’un Immeuble de la ville par une bombe à implosion lâchée d’un avion. L’utilisation, pour la première fois lors d’un conflit militaire en zone urbaine, d’une telle arme avait alors été expliquée par la volonté de faire disparaître le dirigeant palestinien présent sur les lieux Juste avant le bombardement .(cf infra)
(6) Toute la guerre civile s’est accompagnée de combats et de rivalités liées à la transgression de ces frontières parfois presque invisibles, ou fluctuantes. ou encore aux efforts pour étendre la zone d’influence comprise au sein de l’espace ainsi délimité.
(7) Cf : particulier les pages 27-30 de l’édition marocaine.
(8) Cf : p. 37-38
(9) Notamment par une véritable chasse à l’homme menée par l’aviation israélienne (Cf : note supra)